Les Khu Tap The, ou unités d’habitations collectives de Hanoï

KTT

Temps de lecture : 7 minutes

Hanoï, une ville millénaire au patrimoine hétéroclite

Plus de mille ans de domination chinoise, presque cent ans de colonisation française et quelques décennies de postindépendance supportées par l’Union Soviétique, ont su modeler avec caractère les strates de l’architecture d’Hanoï, l’une des plus exceptionnelles d’Asie du Sud-Est.

Construite tel un Tetris géant, cette ville millénaire marie l’ancien et le moderne avec panache et originalité. Chacun de ses quartiers dénote d’une histoire propre : entre les vestiges de l’ancienne cité impériale, sa ville marchande (le Quartier des 36 corporations), son quartier colonial quadrillé en tablette de chocolat, son quartier hybride des années trente et ses assemblages de Khu Tap Thê, KTT, ou Unité d’habitations collectives.

Plan de Hanoi en 1911

À travers ce papier, retraçons l’histoire de ces quartiers collectifs, véritable symbole d’un passé porté sur le collectivisme, qui constitue une couche toujours visible de l’héritage bâti au milieu d’une société en expansion, désormais centrée sur l’ouverture au monde et l’individualisation.

Les premiers modèles de collectivisation des logements

La KTT de Thanh Cong – par Vuong Long

C’est en 1941 que les premières initiatives voient le jour avec l’architecte français Louis-Georges Pineau. Ce dernier intègre une proposition de création d’immeubles dans son projet de cité universitaire, mais l’administration coloniale n’y prête pas d’oreille favorable.

Il faut attendre 1953 pour que les autorités françaises prennent le problème à bras le corps à la vue du phénomène croissant d’exode rural qui double la population hanoïenne en dix ans, avec plus de 160 000 réfugiés. Néanmoins, les centaines de nouveaux logements à compartiments construits (qui ne sont pas encore des quartiers) ne suffisent pas à répondre à cette demande grandissante.

C’est à partir de 1954, après la décolonisation, et la prise d’indépendance que l’élite communiste vietnamienne rêve d’un nouveau monde et d’une société urbanisée en rupture avec la vie rurale traditionnelle. Pour y remédier les dirigeants de la république démocratique du Vietnam menée par Ho Chi Minh lance un vaste projet de construction.

Logement collectif de Quynh Mai – par Nguyen Duy Phuc

Les premières mutations s’opèrent via une expropriation sans indemnités des villas françaises des colons ayant fui le Vietnam. Une campagne de « sensibilisation » est aussi lancée vers les propriétaires restés sur place afin de solliciter fortement leur sens du partage, de collectivisation et d’accueil des réfugiés. Ces villas ainsi réquisitionnées sont divisées en appartements d’une ou deux pièces, attribués par famille via un système de répartition de surface habitable dit égalitaire mais qui s’avère bien limitée, le ratio accordé tournant autour de deux m² par habitant. Des membres de l’aristocratie et de grandes familles patriotes échappent pourtant à cette réglementation.

À l’origine mono familiale, ces demeures se transforment en habitat multi familial avec des pièces de services (accès, escalier, salle de bains, toilettes, et cuisine) collectivisées, caractéristiques spatiales dont vont s’inspirer les futures KTT ex nihilo.

Les premières générations de KTT

Entre 1954 et 1960, les premières KTT ex nihilo naissent de la stratégie de construction massive à faible coût menée par le gouvernement, en réponse à la crise du logement qui s’étend dans toutes les villes du pays. À travers cet outil de socialisation des populations, les élites de la révolution cherchent à faire émerger une société nouvelle et à modifier les mœurs de l’Homme pour le tourner vers un mode de vie collectiviste porté sur le travail. Une vision qui s’inscrit dans la volonté de suppression du libre marché et du développement de l’économie planifiée.

Illustration de Phạm Anh Quân

À l’époque, la capitale dispose principalement de maisonnettes aux toits imbriqués à seulement un étage (une loi coloniale interdit les bâtis à plusieurs niveaux) tandis que les immeubles sont quasiment inexistants. Sont alors construits des appartements mono pièces disposant d’une superficie d’environ 25 à 35 m² liés à des parties communes.

Une échoppe typique de quartier

En leur sein s’installent un salmigondis d’âme qui mélange citadins endurcis et nouveaux arrivants de la ruralité, une situation parfois encline aux dissensions. Ces Tổ dân phố ou « habitants du même nid » prônent toutefois le concept de la vie amicale en communauté.

Quartier de Thanh Xuân Bắc – par Phạm Anh Quân

Entre 1960 et 1975, une seconde génération de KTT émerge pour loger fonctionnaires, ouvriers et militaires. Représentant le fruit d’un mélange d’idéologie moderne venue d’occident, ces nouveaux modèles de bâtiments bénéficient de soutiens soviétiques, et des voisins asiatiques tandis que certains sont inspirés des initiatives développées par la Public Housing Authority (l’équivalent de l’office des HLM en France) à Hong-Kong. La technique de préfabrication voit le jour pour la première fois au Vietnam.

En plus des espaces communs (salle de bain et cuisine), ces barres droites ou en U disposent d’aménagements collectifs, dédiés aux loisirs, à la détente et aux jeux d’enfants. Cet espace tantôt public tantôt de copropriété, protégé du bruit de la circulation, constitue un véritable catalyseur social qui pousse à la rencontre entre résident et favorise la vie en communauté. Néanmoins, toute activité commerciale y est proscrite et réservée uniquement aux coopératives d’État, du moins pour un temps…

1986, un vent de libéralisme générateur de mutation

La mort de Le Duan en 1986 marque un tournant dans le communisme vietnamien. Un mouvement de renouveau est amorcé, le Đổi mi, qui enclenche une réforme économique de grande ampleur basée sur l’économie de marché. Ce vent de liberté ouvre les portes à l’individualisation des espaces, timidement initiée par les habitants au cours des années précédentes. L’aménagement sur les communs, sur la rue ou sur le toit est revisité au bon vouloir de chacun, dans une sorte de chaos généralisé.

Les fameuses cages de tigre

Certains murs sont cassés. Des espaces cuisine privatifs sont créés dans les coursives. Des terrasses et des mezzanines métalliques à barreaux utilisées comme rangement ou pièces supplémentaires sont ajoutées sous de multiples formes, avec une ingéniosité remarquable. C’est la naissance des « cages de tigre ». Un phénomène d’extension qui symbolise l’ouverture du pays au capitalisme, et au libéralisme.

Une privatisation progressive du sol public

La chute progressive de l’URSS qui sonne la fin des aides financières accordées, associées au vent de libéralisation contrôlée de l’économie, marque l’arrêt des constructions de KTT. Ces habitats jusqu’à lors locatifs sont ainsi cédés aux habitants à condition qu’ils prennent en charge leur entretien. Ces lieux de vie s’ouvrent et deviennent des fragments de la ville qui s’ornent d’une plus grande mixité en termes de population, d’activités et de fonctions. Les commerces clandestins jadis réprimandés sont désormais tolérés par les autorités, qui ferment les yeux sur toute règle d’urbanisme ou de voisinage. Dans certains cas, des quartiers s’apparentent même à un village au sein de la ville, quelquefois doté d’une spécialité commerciale distincte.

Avec l’assouplissement du contrôle des résidences enclenché dès 1984 surgit graduellement un marché privé de la location, une économie parallèle où chaque habitant s’octroie le droit de louer, sous louer voire co-louer son bien immobilier. Une porte ouverte aux dérives accentuée par l’inaction du gouvernement. Ce dernier cherche finalement à se dédouaner de ce patrimoine immobilier privé perçu comme incommode, en donnant aux résidents le droit de racheter les espaces qu’ils occupent. Ces propriétés transmises de génération en génération sont petit à petit soumises à la loi du marché. Elles se vendent, se louent et s’achètent, du moins officieusement. Cela engendre une nouvelle utilisation des biens, qui vont de temps à autre se louer sous forme de duplex, dont les deux étages sont reliés par l’escalier commun.

Quel avenir pour les KTT ?

Aujourd’hui, les KTT représentent un emblème du passé socialiste de 1954 à 1986 et de la reconstruction du pays ébranlé par les conflits armés. À l’heure de la modernité, la frénésie du bâti contemporain met à mal la vision collectiviste d’antan. Le paysage immobilier en mutation rime désormais avec mégalomanie et spéculation à l’instar de ces gratte-ciels pointant toujours plus haut vers le ciel ou de ces Resort balnéaires dévisageant à grand coup de pelleteuse des sites naturels jusqu’à lors préservés. Les nouveaux logements collectifs, les Khu Đô Thị Mới (KDTM), construits à partir des années 2000 pour le personnel administratif (dont certain acquiert ce bien à bas coût pour le revendre au prix fort) semblent finalement s’opposer à l’esprit social d’autrefois.

Dans ce contexte, quel devenir envisager pour ces KTT devenues en partie vétustes ? Comment les préserver et les utiliser sans condamner les habitants à une vie d’insalubrité et d’exiguïté ?

L’une des pistes serait d’embrasser la « vieillesse » pour l’embellir à travers l’art. À ce sujet, des projets communautaires comme Arts Build Communities (ABC) fondés en 2017 par Ta Thu Huong, enjolive l’espace de vie des résidents tout en les sensibilisant à la protection des espaces publics. Les murs, portes, et bancs sont autant de toiles vierges qui s’offrent à la peinture de scènes de vie vietnamienne. La première KTT est transformée en janvier 2018 dans le quartier de Dong Da.

Un mur d’une KTT rénovée par Arts Build Communities

Parallèlement, d’autres initiatives d’art de rue sont impulsés par des personnalités locales, comme Nguyen The Son. Cet artiste de haut talent déploie sa démarche de plasticien doublée à celle d’archéologue pour restituer l’état initial d’un bâtiment qu’il soit d’inspiration française, chinoise, ou soviétique. Sa méthode de photographie en relief présente de façon originale les métamorphoses de l’échiquier hanoïen à travers son histoire. En partenariat avec des artistes multi talents, il réalise aussi des œuvres d’envergure comme la fresque murale de Phung Hung, qui présente l’évolution de la ville et de ses symboles traditionnels ; ainsi que l’exposition Phuc Tan – Red River Public Art Project au pied du pont Long Bien qui rend hommage à la vie commerciale maritime d’autrefois et aux mémoires des anciennes générations.

Photographie en relief d’un bâtiment aux cages de tigre – par Nguyen The Son

Fresque murale de Phung Hung menée par le curateur Nguyen The Son

equipe.amica:

Voir les commentaires (1)